Pour en finir avec le commerce de la souffrance

Les méthodes chimiques de contrôle

Le gaz lacrymogène

En juillet 1997, la police zambienne s’est servie de gaz lacrymogène pour disperser un cortège de manifestants non violents, dans le centre de Lusaka. De nombreux manifestants – entre autres des femmes accompagnées d’enfants en bas âge – se sont réfugiés dans un immeuble occupé par leUnited National Independence Party(UNIP, Parti uni pour l’indépendance nationale). La police a encerclé le bâtiment. Au bout d’une douzaine d’heures de siège, elle a commencé à envoyer sans sommation des grenades lacrymogènes à l’intérieur de l’immeuble, pour obliger les occupants à sortir dans la rue, où elle les attendait pour les frapper à coups de matraque. Un cadre de l’UNIP, Rabbison Chongo, se souvient :
« Jamais je n’ai vu autant de gaz lacrymogène [...] Dans l’entrée, on n’y voyait pas à un mètre cinquante. C’était au point qu’il n’y avait plus d’air, on ne pouvait plus respirer. »
Melania Chipungu était, elle aussi, présente dans le bâtiment de l’UNIP ce jour-là. Elle dit avoir hésité entre suffoquer à l’intérieur ou se faire rouer de coups par la police à l’extérieur :
« Il y avait une fumée épouvantable dans ce bureau. J’ai essayé de me laver la figure. J’ai voulu monter au premier. Je ne voyais rien devant moi [...] Je ne voyais rien, c’était comme si j’avais eu du piment dans les yeux. J’avançais contre le mur, pour sortir et monter au premier. Quelqu’un m’a alors saisie, pour me sortir de là. Une main m’a saisie. C’était la police. Ils ont commencé à me taper dessus. Ils étaient trois policiers. Ils m’ont frappé avec des matraques, des matraques en bois – un bâton avec une poignée sur le côté. Ils ont déchiré ma jupe et m’ont jetée dans un fourgon. J’ai regardé dehors : partout, il y avait des fusils. Les policiers attaquaient le bâtiment avec des fusils. Ils ouvraient la porte [du bâtiment], envoyaient du gaz lacrymogène, puis refermaient. »

Melian Sebente Akuffo appartient à l’appareil de l’UNIP. Elle a téléphoné ce jour-là aux responsables de la police pour les supplier de ne plus envoyer de gaz lacrymogène dans l’immeuble. Un policier lui aurait répondu : « Nous les aspergerons de gaz lacrymogène jusqu’à ce qu’ils crèvent. Et ceux qui sortiront, on leur brisera les vertèbres. »

Une grenade lacrymogène retrouvée à l’intérieur du bâtiment de l’UNIP a été remise à des chercheurs d’Amnesty International et de Human Rights Watch. Elle avait été fabriquée par la firme britannique Pains-Wessex, filiale de la société Chemring. Amnesty International a demandé au gouvernement britannique de suspendre les exportations de matériel à gaz lacrymogène à destination de la Zambie. Or, le rapport annuel des autorités britanniques concernant les exportations d’armes, en date du 21 juillet 2000, révélait qu’en 1999, Londres avait autorisé l’exportation de grenades de gaz CS (gaz lacrymogène extrêmement puissant) et de munitions à gaz lacrymogène et irritant à destination de la Zambie. Amnesty International continue de demander la suspension de ces transferts à destination de la Zambie, tant que la police zambienne n’aura pas été responsabilisée et formée à l’utilisation du gaz lacrymogène. L’organisation s’efforce également d’identifier la société responsable de ces exportations.
La police et les forces de sécurité ont désormais à leur disposition toute une panoplie d’armes présentées par leurs promoteurs comme des moyens de contrôle efficaces sans être meurtriers. Les entreprises qui fabriquent et commercialisent ces équipements affirment qu’ils permettent d’éviter de recourir à d’autres moyens, pouvant entraîner mort d’homme. Or, un faisceau d’indices tend à prouver que ces armes dites « non meurtrières » donnent parfois lieu à un usage abusif et peuvent causer de graves lésions, voire la mort de ceux contre qui elles sont utilisées. Comme c’est le cas pour les autres types d’équipement et de compétences passés en revue dans le présent rapport, le contrôle de la fabrication, du commerce et de l’utilisation des aérosols chimiques est souvent défaillant. Il est urgent d’élaborer des principes directeurs clairs sur la manière dont ces armes doivent être utilisées. Le respect de ces principes doit ensuite être assuré par le recours à des mécanismes de surveillance appropriés. Les forces appelées à utiliser ces armes doivent recevoir une formation adéquate. De plus, en ce qui concerne certaines avancées récentes en ce domaine, il est indispensable de procéder à une évaluation indépendante, afin de déterminer si elles constituent réellement une solution plus «humaine», susceptible de remplacer des méthodes plus brutales.

Les équipements de ce type – aérosols chimiques et gaz lacrymogène, notamment – sont généralement destinés au maintien de l’ordre. Toutefois, les exemples d’usage abusif ne manquent pas, les forces de sécurité s’en servant fréquemment, entre autres, pour disperser les manifestations. Dans certains cas, les autorités n’hésitent pas à réprimer ainsi des manifestations politiques non violentes avec une brutalité excessive, dans le souci d’étouffer toute protestation. Ailleurs, des armes chimiques ont été utilisées dans des lieux clos, contrairement aux recommandations du fabricant, ce qui met en danger les personnes se trouvant dans ces locaux. De nombreuses informations font également état d’utilisations directes de gaz lacrymogène ou d’aérosols chimiques par les forces de sécurité, qui n’hésitent pas à en asperger des personnes circulant dans la rue ou des prisonniers (de telles pratiques ayant parfois des conséquences fatales).
Un rapport de la Police Complaints Authority(PCA, Service des plaintes contre la police) du Royaume-Uni indiquait en 1999 que, dans 40 p. cent des 135 cas d’usage de gaz CS examinés, les forces de sécurité, contrairement aux directives, n’avaient pas agi en état de légitime défense. Dans 14 p. cent des cas, le gaz CS avait été utilisé contre des personnes qui avaient déjà été maîtrisées.
Dans quatre p. cent des cas, la victime avait déjà été menottée. En outre, ce rapport révélait que 75 p. cent des forces de police du Royaume-Uni avaient élaboré leurs propres règles « additionnelles »concernant l’usage de ce produit, sans que l’on sache très bien si ces règles étaient conformes aux prescriptions nationales. Les conclusions des études menées au Royaume-Uni sur les effets du gaz CS sont également très préoccupantes. Selon l’une de ces études, portant sur un échantillon de 34 personnes ayant respiré du gaz CS, seuls deux individus avaient récupéré toutes leurs facultés dans les délais prévus. La moitié des personnes examinées souffraient toujours de séquelles une semaine après les faits.

En mai 1993, la police hongroise a fait une descente dans le quartier rom de Béke utca, à Orkény, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Budapest, dans le cadre d’une enquête sur un vol de voiture. Une femme âgée de cinquante-cinq ans, Lászlóné Lakatos, qui avait subi une trachéotomie, a été agressée par un policier, qui l’a frappée, lui a arraché son tube respiratoire et lui a pulvérisé du gaz lacrymogène en plein visage. Lászlóné Lakatos a perdu connaissance et a dû être conduite à l’hôpital. Péterné Fehér, qui était enceinte de cinq mois, a tenté de protéger l’autre femme au moment où elle était par terre, évanouie. Elle a, elle aussi, été frappée et aspergée de gaz lacrymogène. Elle a dû recevoir des soins un peu plus tard. Aucune mesure n’a apparemment été prise à l’encontre des policiers responsables de ces actes20.

En Bolivie, quatre personnes, dont un adolescent de seize ans, Raul Diaz Camacho, sont mortes d’avoir inhalé du gaz lacrymogène, entre les mois d’avril et de juin 1998, dans la région d’El Chapare. Toutes ont été tuées au cours de l’opération menée par l’Unidad Móvil para el Patrullaje Rural(UMOPAR, Unité mobile de patrouille rurale) et par l’armée pour mettre fin aux manifestations et aux grèves massives déclenchées dans la région. À Villa Tunari et à Los Yungas, cinq enfants au moins ont subi les conséquences de tirs de gaz lacrymogène. Un jeune garçon de dix ans et une adolescente de dix-sept ans, directement touchés par des grenades lancées dans la foule, ont été blessés à la tête et au visage. À Shinahota, plusieurs élèves ont été intoxiqués lorsque des grenades lacrymogènes ont été lancées dans leur école.

Le rapport 2000 du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture examine en détail l’usage abusif qui a été fait du gaz lacrymogène dans la prison chilienne de haute sécurité Colina I, le 5 février 1999. Après avoir ouvert les portes des cellules de la division J, les gardiens ont réveillé les détenus en leur lançant des gaz lacrymogènes. Ils les ont menottés et les ont menacés de mort. Après les avoir fait sortir de leurs cellules, des membres de la brigade spéciale anti-insurrectionnelle les ont obligés à passer entre deux haies constituées de policiers, qui les ont roués de coups de pied, de poing et de bâton. Une fois dans la cour de la prison, les détenus ont été forcés de se coucher par terre sur le dos et on les a de nouveau aspergés de gaz lacrymogène et roués de coups.

Les aérosols de gaz poivre

Chaque année, de nouvelles armes dites « non meurtrières » ou « à létalité atténuée » sont mises au point et commercialisées, alors qu’aucune mesure satisfaisante permettant de lutter contre les abus n’a été adoptée. Nombre de ces armes n’ont pas fait l’objet d’une évaluation indépendante et l’on peut craindre que certaines, de par leur nature même, ne se prêtent aux abus. Les normes internationales encouragent certes le développement de ce type d’armement, permettant de maîtriser sans tuer, dans le souci de réduire les risques d’atteinte à l’intégrité physique des personnes. Ces normes précisent cependant que ces armes doivent « faire l’objet d’une évaluation attentive » et que« l’utilisation de telles armes devrait être soumise à un contrôle strict ».

L’Oleoresin capsicum ou gaz poivre contient un agent inflammatoire dérivé du piment de Cayenne. Le gaz poivre provoque une inflammation des muqueuses. Les yeux de la victime se ferment ; elle tousse, suffoque. Sa respiration devient haletante et elle ressent une vive sensation de brûlure sur la peau et dans le nez et la bouche. Bien que ce produit soit présenté comme un substitut moins dangereux et plus efficace des gaz incapacitants type Mace et des armes à projectiles non pénétrants, telles les balles en plastique ou en caoutchouc, ou autres armes dites cinétiques, ses effets réels sur la santé suscitent des inquiétudes de plus en plus vives. Depuis le début des années 1990, pour les seuls États-Unis, une bonne soixantaine de personnes seraient mortes en garde à vue après avoir été exposées au gaz poivre. Bien que la plupart de ces décès aient été attribués à d’autres causes – surdose de stupéfiants, asphyxie traumatique (provoquée par l’immobilisation forcée de la victime) – l’utilisation du gaz poivre pourrait, dans certains cas, avoir joué un rôle non négligeable.
« On n’imagine pas la terreur que ressent quelqu’un qu’on attache sur une chaise d’immobilisation après l’avoir aspergé de gaz poivre [...] On ne traiterait pas un chien de cette manière. »

Ces propos ont été tenus par l’avocat Richard Haskell, qui représente la famille de James Arthur Livingstone, décédé en juillet 1999 sur une chaise d’immobilisation, à la maison d’arrêt du comté de Tarrant, au Texas (États-Unis). Le soir de sa mort, James Livingstone, qui souffrait de schizophrénie, était en crise et était allé se placer sous la protection de la police. Huit heures plus tard, il avait cessé de vivre. Officiellement, sa mort serait due à une bronchopneumonie et donc naturelle. Sa famille estime cependant que cette explication est insuffisante. Elle accuse la police d’avoir pulvérisé du gaz poivre sur le visage de James Livingstone avant de le placer sur une chaise d’immobilisation. Celui-ci n’aurait pas pu laver le produit qu’il avait dans les yeux et serait resté attaché, seul dans une pièce. Il serait mort dans les vingt minutes.
Lors des manifestations qui se sont produites en novembre 1999 à Seattle, les forces de sécurité ont utilisé pour la première fois le lanceur de « boule poivre », dérivé de la technologie du gaz poivre. Il s’agit d’une arme du type de celles utilisées pour lancer des gaz, qui envoie des sphères en plastique dur remplies d’une poudre à base de poivre particulièrement irritante. Le projectile éclate en frappant sa cible, dispersant le poivre qui brûle les yeux et la peau des victimes. L’arme est apparemment capable d’envoyer 12 projectiles à la seconde.
Le lanceur de « boule poivre » est fabriqué par la société Jaycor Tactical Systems, filiale de Jaymark basée à San Diego, aux États-Unis. Des responsables de cette entreprise auraient notamment déclaré qu’ils espéraient que l’usage de la « boule poivre » allait bientôt s’étendre à l’ensemble des forces de police des États-Unis, indiquant par ailleurs que l’Indonésie et un certain nombre de pays d’Amérique du Sud, entre autres, s’y étaient intéressés. Selon Jaycor Tactical Systems, ce procédé aurait été mis au point au cours des quatre dernières années. Aux États-Unis, d’ores et déjà, de nombreux organismes s’en seraient portés acquéreurs ou auraient décidé de l’essayer. Ce serait notamment le cas de l’armée et de certaines prisons et services de police. Un porte-parole du fabricant a fait la déclaration suivante : « Les gens repartent sur leurs deux jambes lorsqu’on utilise la“boule poivre”. Il n’y a pas de morts, pas de fractures. La seule conséquence, c’est un petit hématome pour les gens qui sont touchés ou une irritation causée par une poudre qui n’est rien d’autre qu’un produit alimentaire. » Toutefois, à la connaissance d’Amnesty International, aucune étude scientifique impartiale n’a été menée sur les effets de cette nouvelle arme.
Les contrôles exercés par les États sur la fabrication et l’utilisation des aérosols chimiques et du gaz lacrymogène jouent un rôle essentiel dans la prévention des abus. Reste qu’en l’absence de contrôles internationaux draconiens des conditions de transfert de ces matériels, les tortionnaires continueront de trouver des fournisseurs et de faire payer à leurs victimes le prix de la négligence de la communauté internationale.

En juillet 1997, la police paramilitaire kenyane a investi la cathédrale anglicane de Tous-les-Saints, à Nairobi. Des militants favorables aux réformes s’y étaient réfugiés après que la police eut violemment dispersé une manifestation pacifique à laquelle ils participaient. Les forces de l’ordre ont lancé des grenades lacrymogènes dans l’édifice, avant d’y pénétrer, armées de matraques. De nombreuses personnes ont été blessées, certaines grièvement. Amnesty International a pu se procurer des grenades lacrymogènes et des balles en plastique utilisées à cette occasion. Elle a identifié les fabricants, qui se sont avérés être des entreprises britanniques. Les militants d’Amnesty International ont alors déclenché une campagne, afin de faire pression sur le gouvernement du Royaume-Uni et sur les entreprises incriminées, pour qu’ils interrompent le commerce de matériels utilisés à des fins répressives. Par la suite, le gouvernement britannique a annoncé qu’il avait refusé, pour des raisons relatives aux droits humains, d’autoriser des demandes d’exportation, pour un montant de 1,5 millions de livres sterling, de matériel antiémeutes – matraques et gaz lacrymogène, notamment – à destination de la police kenyane.

En juin 1999, 2 000 personnes manifestant sans violence en faveur d’une transition démocratique au Kenya ont été chargées par la police montée. Les policiers ont frappé les manifestants et ont fait usage de gaz lacrymogène et de canons à eau pulvérisant une solution de ce même gaz, mélangé, selon certaines sources, à un agent irritant et à une teinture. Ces produits ont été projetés directement sur la foule, sans que celle-ci ait aucun moyen de s’échapper. Le fabricant du gaz lacrymogène employé ce jour-là était une entreprise française. L’absence de réglementation et de contrôles adaptés à l’échelle de l’Union européenne avait ainsi permis aux autorités kenyanes de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement et de continuer à violer les droits humains.
Les armes à électrochocs

Yusuf (pseudonyme) appartient à la minorité ouïghoure de Chine populaire. Soupçonné d’activités politiques illégales, il a été arrêté en 1998. Il a été conduit au centre de détention du bureau de la Sécurité publique d’Urumqi. Il a été interrogé dans un local situé en sous-sol, juste à côté du centre. Les responsables de l’interrogatoire lui ont attaché les mains derrière le dos et lui ont levé les bras très haut, en les lui tordant douloureusement. Ils lui ont administré des décharges avec des matraques électriques, sur tout le corps, y compris dans la bouche et sur le pénis, infligeant à Yusuf une douleur intense. Ils lui ont frappé les tibias à coups de bâton. Ils l’ont obligé à s’agenouiller et l’ont frappé de même sur les cuisses et les épaules. Tout au long de cette séance de torture, il portait une sorte de casque métallique qui lui couvrait les yeux. Cette protection sert à éviter que les détenus ne tentent de se donner la mort en se fracassant la tête contre les murs, pour échapper à la torture. Yusuf avait lui-même entendu parler d’un prisonnier qui se serait volontairement cogné la tête contre un radiateur. Cet homme, selon lui, n’était pas mort, mais avait eu de multiples fractures du crâne et avait ensuite souffert de troubles mentaux. Il a été libéré ultérieurement en raison de son état de santé.

Depuis 1990, l’utilisation d’appareils à électrochocs pour torturer ou maltraiter des personnes se trouvant en prison, dans un centre de détention ou dans un poste de police a été signalée dans au moins 76 pays, répartis dans toutes les régions du globe. Et il s’agit là, presque certainement, d’une sous-estimation. Ceux qui fabriquent et qui commercialisent ces appareils ne sont pas considérés comme responsables de l’usage qui en est fait et leurs activités sont protégées par un climat de secret. Il s’avère en outre particulièrement difficile de traduire en justice les tortionnaires qui ont recours à des armes à électrochocs. Les victimes ont bien souvent un bandeau ou une cagoule sur les yeux pendant les séances de torture, ce qui les empêchent de voir de quels instruments se servent ceux qui les tourmentent. Nombre de tortionnaires semblent également affectionner les appareils à électrochocs parce qu’ils permettent d’infliger des souffrances aiguës, sans pour autant laisser de traces durables sur le corps de la victime.
Enfants, personnes âgées, femmes enceintes, malades mentaux : personne n’est à l’abri des appareils à électrochocs. Ils sont utilisés aussi bien contre des manifestants non violents que sur des prisonniers sans défense.

Des détenus sont délibérément soumis à des décharges électriques, souvent de façon répétée, sur la bouche, les organes sexuels ou d’autres zones sensibles du corps. La torture à l’électricité est souvent associée à d’autres formes de torture ou de mauvais traitements, notamment d’ordre psychologique. Les conséquences de la torture à l’électricité varient selon les appareils et la manière dont ils sont utilisés. Ses effets immédiats peuvent être multiples : ils vont de la douleur intense à la perte de connaissance, en passant par les nausées, les convulsions ou la perte de contrôle des sphincters (incontinence de l’urine et des selles). Les traces visibles de la torture à l’électricité – marques rouges, brûlures – disparaissent généralement en quelques semaines. Cette pratique laisse par contre des séquelles moins voyantes et beaucoup plus durables : raideurs musculaires, lésions dentaires ou troubles du système pileux, névrose traumatique ou encore dépression nerveuse grave.

Les matraques et les aiguillons à électrochocs

Les forces de sécurité ont de plus en plus fréquemment recours, lors de manifestations ou de rassemblements, à des matraques incapacitantes administrant des décharges électriques à haute tension. Ces nouveaux appareils sont parfois confondus avec les aiguillons pour le bétail, moins puissants, qui sont eux aussi utilisés par certains tortionnaires. Dans plusieurs pays où les forces de sécurité répriment avec brutalité les manifestations non violentes et tentent d’étouffer toute dissidence, l’emploi de la matraque électrique fait des ravages parmi les manifestants et les opposants politiques.

En septembre 1998, à Phnom Penh, les forces de sécurité cambodgiennes ont brutalement réprimé plusieurs manifestations essentiellement non violentes organisées par des partisans de l’opposition. Lors de la répression, de nombreux manifestants, dont des religieux bouddhistes, ont été frappés par la police militaire à coups de matraques à électrochocs. Plus de 60 personnes ont dû être soignées à l’hôpital. Dans six cas au moins, les lésions étaient dues à des décharges électriques23. Les matraques électriques utilisées ressemblaient à un modèle fourni par une entreprise chinoise.

Les matraques à électrochocs servent également à torturer les prisonniers politiques et les personnes suspectées d’infractions de droit commun, dans l’espoir de leur arracher des « aveux », de les effrayer ou de les faire taire.
En janvier 1998, les forces de sécurité de la République démocratique du Congo ont fait usage de matraques électriques contre des partisans de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), principale formation d’opposition. La Police d’intervention rapide (PIR) et la police militaire ont dispersé, à Kinshasa, un rassemblement de l’UDPS, après avoir, selon certaines informations, installé des barrages sur les routes pour empêcher les sympathisants de ce parti de participer à cette réunion. L’intervention des forces de sécurité a déclenché de violents affrontements avec les militants de l’UDPS. Au moins 20 membres et sympathisants de cette formation ont été arrêtés. Certains d’entre eux ont été torturés avec des matraques à électrochocs. Cette méthode visait, semble-t-il, à affaiblir les victimes, avant de passer à un second stade consistant à les rouer de coups avec des matraques traditionnelles.

La torture et les mauvais traitements infligés aux détenus restent monnaie courante en Égypte, notamment dans les locaux du Service de renseignements de la sûreté de l’État (SSE) et dans les postes de police. Des cas ont également été signalés dans les prisons. La torture à l’électricité est l’une des méthodes les plus couramment dénoncées. Mohammed Naguib Abu-Higazi aurait été arrêté le 17 septembre 1997 par un officier du SSIS d’Alexandrie et accusé d’appartenir à l’organisation Al Djamaa al Islamiya (Groupe islamique). Il aurait été gardé à vue dans les locaux du SSE de Faraana (Alexandrie) pendant neuf jours et aurait été, au cours de cette période, entièrement déshabillé et torturé à l’électricité au moyen d’un bâton cylindrique autour duquel s’enroulait un fil métallique. Il aurait été privé de nourriture pendant trois jours et maintenu les yeux bandés pendant toute la durée de sa détention. Il aurait, également, été menacé de sévices sexuels24.

Su Chien-ho, Liu Ping-lang et Chuang Lin-hsiung ont été condamnés à mort en 1997, à Taiwan, pour un double meurtre commis en 1991, malgré l’existence d’éléments tendant à prouver leur innocence. Un homme détenu dans le même poste de police a fait le récit suivant : après lui avoir fait signer ses aveux, on l’a conduit dans une pièce où il a vu Su Chien-ho attaché sur une chaise, tandis qu’un policier lui frappait la plante des pieds avec un long bâton. Il aurait vu aussi des policiers maintenir de force Liu Ping-lang sur un siège, tandis qu’un autre lui administrait des décharges électriques sur les organes génitaux au moyen d’un aiguillon à bétail. Pendant ce temps, d’autres policiers assenaient des coups sur la tête de Chuang Lin-hsiung.

Les boucliers et pistolets incapacitants ou paralysants

Les armes incapacitantes émettant des décharges électriques à haute tension ont été mises au point, dans un premier temps, par des entreprises essentiellement américaines. Les pouvoirs publics des États-Unis ont autorisé la commercialisation et la vente de ces nouveaux matériels aux forces de sécurité d’autres pays sans la moindre transparence, sans faire procéder à des tests impartiaux et en l’absence de toute réglementation concernant leurs caractéristiques et leur usage. Dans d’autres pays – à Taiwan, en Allemagne et en France, notamment –, des entreprises ont également mis au point des dispositifs incapacitants destinés à être utilisés sur des êtres humains. La gamme des instruments de ce type disponibles sur le marché s’est progressivement élargie au cours des années 1990. Les matraques qui délivrent des décharges à haute tension ainsi que les pistolets paralysants ont été suivis par d’autres armes de la même catégorie : boucliers électrifiés, pistolets à fléchettes, ceintures incapacitantes et lanceurs de gaz lacrymogène à action paralysante. Ces appareils sont commercialisés et vendus par le biais de représentants commerciaux dans des pays où ils sont pourtant censés être interdits, comme le Royaume-Uni ou la Suède. Ces dernières années, des pays d’où proviennent fréquemment des informations relatives à des actes de torture et des mauvais traitements, par exemple la Chine ou l’Afrique du Sud, se sont mis, eux aussi, à produire de telles armes.

Nous reproduisons ci-après les témoignages de personnes ayant été incarcérées dans l’établissement pénitentiaire du comté de Jackson, à Marianna, en Floride (États-Unis), et transférés par l’Immigration and Naturalization Service (INS, Service d’immigration et de naturalisation des États-Unis) à la suite d’allégations de torture et de mauvais traitements qui auraient été perpétrés en 1997 et 199825. Ces détenus dénoncent notamment l’emploi du bouclier électrifié, délibérément utilisé pour infliger une souffrance aiguë aux prisonniers.
« Les agents se sont approchés de moi avec un objet qui devait faire à peu près 90 centimètres de haut et 45 centimètres de large, couvert de stries en zigzag. Ça ressemble à un bouclier. Ils me l’ont appliqué sur le corps et quand ça m’a touché, je n’ai plus rien senti, rien que de l’électricité qui me parcourait tout le corps. Ça a fait un bruit électrique. Ils m’ont frappé deux fois. La première fois, je me suis plié en deux ; la deuxième, je me suis écroulé. Je braillais de toutes mes forces. Je criais au secours, mais personne n’est venu m’aider.

« Ils m’ont dit de m’allonger sur la dalle de béton. Il s’agit d’un lit en béton, avec un anneau scellé à chaque coin [...] Ils m’ont dit de m’allonger sur le ventre et quand je leur ai demandé pourquoi, [un agent]m’a poussé et a appliqué le bouclier sur moi. Il m’a électrocuté. Mes muscles étaient paralysés. Ils ont attaché mes mains aux anneaux avec des menottes, puis ils m’ont mis des fers aux pieds et ont accroché aux fers des menottes qu’ils ont bouclées aux anneaux. Ils m’ont donné un coup de bouclier et l’ont laissé posé sur moi. J’ai cru que j’allais mourir. Puis ils m’ont laissé là pendant environ dix-sept heures. Quand je leur ai dit que je voulais uriner, ils m’ont répondu : “Quand tu étais gamin, ça ne t’est jamais arrivé de te pisser dessus ?” Et finalement, c’est ce que j’ai dû faire. »

Les pistolets incapacitants à fléchettes envoient des projectiles terminés par une sorte d’hameçon et reliés à l’arme par un fil. Ils ont une portée comprise entre cinq et 10 mètres. Les premiers modèles fonctionnaient grâce à une poudre ne produisant pas de fumée. Les plus récents sont à air comprimé. Lorsque l’hameçon se fixe dans la peau ou sur les vêtements de la victime, celle-ci reçoit une décharge électrique paralysante déclenchée soit à l’impact, soit par l’action de la détente de l’arme. Certaines instances américaines ont autorisé l’usage du pistolet incapacitant à fléchettes par les responsables de l’application des lois, tout en interdisant son emploi par des particuliers. Les détenus de la prison d’État de très haute sécurité de Red Onion, située à Pound, en Virginie, aux États-Unis, se sont plaints des brutalités auxquelles les soumettraient les surveillants, et notamment de l’usage abusif par ces derniers d’armes à électrochocs tels que les pistolets et les boucliers incapacitants. Un détenu aurait ainsi reçu une décharge électrique administrée par un pistolet à fléchettes parce qu’il tardait à se déshabiller pour permettre une fouille au corps visuelle, en présence d’une employée féminine, à son arrivée dans l’établissement, en septembre 1998. Selon l’organisation Human Rights Watch, le directeur de la prison aurait reconnu qu’un pistolet incapacitant à fléchettes avait été utilisé en raison des hésitations du détenu à se déshabiller, attitude constituant à ses yeux un « refus d’obéir aux ordres qui lui avaient été donnés »

Amnesty International a reçu des informations selon lesquelles de telles armes à électrochocs auraient été exportées par des entreprises américaines à destination de la Turquie (boucliers électrifiés) et de l’Arabie saoudite (pistolets incapacitants à fléchettes, matraques et boucliers électrifiés), deux pays où, selon les informations dont nous disposons, la torture à l’électricité est pratiquée.

Les ceintures incapacitantes

La ceinture incapacitante constitue l’une des applications les plus préoccupantes de la technologie de l’électrochoc. À la différence des autres instruments capables d’infliger des décharges électriques haute tension, cet appareil est porté par le prisonnier, dans certains cas pendant plusieurs heures d’affilée. Pendant toute cette durée, celui-ci est donc soumis à la menace d’une activation du dispositif par le policier ou le surveillant de prison qui le contrôle. Ces ceintures sont télécommandées, le rayon d’action de la télécommande étant d’environ 90 mètres. La plupart des ceintures incapacitantes envoient une décharge électrique de 50000 volts pendant huit secondes. Le courant pénètre dans le corps de la victime au niveau des électrodes, près des reins, et le parcourt entièrement. Dès les premières secondes, la victime perd tout contrôle de son organisme. La douleur, aiguë, s’intensifie à mesure que les secondes passent. Une fois déclenchée, la décharge ne peut être interrompue. Cet appareil a pour but d’inspirer à celui qui le porte une crainte permanente de se voir infliger une douleur intense, face à laquelle il est totalement désarmé.

L’électricité parle toutes les langues connues de l’humanité.
Pas besoin de traduction. Tout le monde a peur de l’électricité,
et à juste titre.

Dennis Kaufman, président de la société Stun Tech

La société américaine Stun Tech reste le principal fabricant de ceintures incapacitantes des États-Unis. Dans son discours, elle insiste régulièrement sur le fait que ses produits fonctionnent grâce à la peur permanente qu’ils inspirent. On peut ainsi lire dans la documentation fournie par Sun Tech la réflexion suivante : si vous portiez à la ceinture un appareil susceptible, par la simple pression d’un bouton contrôlé par quelqu’un d’autre, de vous faire déféquer ou uriner sous vous, pouvez-vous imaginer ce qui se passerait dans votre esprit ? »
Il n’existe pas aux États-Unis de statistiques officielles nationales concernant l’usage de la ceinture incapacitante. La société Stun Tech a toutefois annoncé en 1999 que sa ceinture REACT (pour« Remote Electronically Activated Control Technology », technologie de télécommande électronique) avait été utilisée plus de 50000 fois sur des prisonniers au cours des cinq années précédentes. Il pourrait s’agir d’une sous-estimation, étant donné que le nombre de ceintures en circulation dépasse largement le millier, que l’appareil est utilisé dans plus d’une centaine de circonscriptions américaines et qu’une même ceinture peut servir plusieurs fois par an.

Même si de nombreux responsables de l’application des lois sont au-dessus de tout soupçon, la ceinture incapacitante se prête trop facilement à un usage arbitraire et abusif de la part de certains agents de l’État moins scrupuleux. Des prisonniers ayant été soumis à des décharges électriques extrêmement douloureuses au moyen de ce type de ceintures ont déclaré avoir été en butte aux railleries de leurs gardiens, avant ou après l’électrochoc. La ceinture incapacitante aurait été utilisée, à titre punitif, contre des détenus qui n’essayaient pas de s’échapper et qui n’avaient pas un comportement violent.
En janvier 1999, le juge fédéral Dean Pregerson (district central de Californie) a pris une ordonnance préliminaire interdisant l’emploi de la ceinture incapacitante dans les salles d’audience du comté de Los Angeles. Il a estimé que « la ceinture incapacitante, même si elle n’est pas activée, peut potentiellement compromettre la défense du prévenu. Elle a un effet terrifiant [...] Un individu qui porte une ceinture incapacitante risque de s’abstenir de certains actes légitimes, de peur d’être soumis à une décharge électrique de 50000 volts... »

Selon certaines informations parvenues en avril 1998, l’administration pénitentiaire d’Afrique du Sud envisageait à l’époque d’acquérir des ceintures incapacitantes auprès de la firme Stun Tech27. Des représentants des services carcéraux sud-africains ont confirmé au mois d’août 1999 qu’une ceinture incapacitante avait été mise en service dans une prison de très haute sécurité de Pretoria, où elle était utilisée pour le transport de certains prisonniers.
La crainte de subir une douleur aiguë alors qu’on se trouve dans un état de totale vulnérabilité constitue l’un des éléments fondamentaux définissant la torture ou les mauvais traitements. Une personne qui porte une ceinture incapacitante redoute en permanence d’être soumise, à tout moment, à une forte décharge électrique, sans avertissement et pour des raisons qui peuvent lui échapper entièrement. Cette dépendance constante à l’égard d’un policier ou d’un surveillant qui a le pouvoir de faire souffrir quand bon lui semble est en soi dégradante. La possibilité d’infliger des décharges à distance au moyen de la ceinture incapacitante renforce l’éventualité d’une utilisation arbitraire et abusive de cet appareil, aisément transformé en un instrument de torture ou de mauvais traitement.

Amnesty International estime que l’usage de la ceinture incapacitante constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant. La fabrication, le transfert et l’utilisation de cet appareil devraient donc être interdits.

Les insuffisances de l’évaluation et de la surveillance

Alors que les appareils incapacitants à décharge électrique sont utilisés dans un nombre croissant de pays et malgré les informations qui s’accumulent concernant les usages abusifs auxquels ils donnent lieu, aucune évaluation complète, indépendante et impartiale n’a été réalisée concernant les effets de ces matériels28. La quasi-totalité des entreprises qui fabriquent et commercialisent des appareils à décharge électrique affirment qu’ils sont médicalement sûrs et qu’ils ne peuvent entraîner la mort dans des conditions normales d’utilisation. De telles déclarations sont cependant contestées par des professionnels de la santé, par les organisations de défense des droits humains et par certains membres de la police ou de l’administration pénitentiaire. Les partisans de la technologie moderne des décharges électriques incapacitantes rejettent souvent les arguments qui leur sont opposés, concernant la douleur physique et psychologique aiguë, les effets incontrôlés et les risques d’issue fatale inhérents à l’usage des applications de cette technologie, sans généralement apporter d’arguments médicaux indépendants à l’appui de leurs réfutations. Plutôt que de se livrer à des tests en laboratoire, en conditions contrôlées, il est indispensable de procéder à une évaluation de la situation concrète, sur le terrain, dans des pays n’ayant pas tous le même passé en matière d’application des lois.
Les observations réalisées par certains responsables de forces de sécurité ayant pu voir ce type d’équipement à l’œuvre dans des situations réelles sont très préoccupantes. En mars 1999, le commandant Mark Kellar, du Bureau d’évaluation et de planification des services de police du comté de Harris, au Texas, qui comptait en 1998 l’une des cinq populations carcérales les plus importantes des États-Unis, a déclaré à Amnesty International que ses services n’utilisaient pas la ceinture incapacitante et n’étaient pas favorables au développement de ce type d’instruments de contrainte. L’expérience montrait, selon lui, que ces appareils, une fois adoptés, entraient trop aisément dans les usages, leur simple présence incitant à les employer29. Il a souligné que, pour lui, le facteur le plus important, lors des transfèrements de détenus potentiellement dangereux, était le degré de formation du personnel.
Certaines entreprises proposent un apprentissage de l’utilisation des appareils à électrochocs, dans le souci de garantir leur innocuité. Cette formation n’est cependant pas à la portée de tous les utilisateurs potentiels. Qui plus est, le volet droits humains des formations proposées est visiblement insuffisant, voire inexistant. On peut lire, par exemple, dans le manuel employé aux États-Unis pour l’une de ces formations que « si jamais un agent venait à utiliser de façon déplacée ou abusive une arme électronique à létalité atténuée, la conséquence de l’erreur serait certainement, au pire, une blessure légère non définitive ».
Les exemples d’usage abusif cités dans le présent rapport montrent le caractère fallacieux de telles déclarations. Un certain nombre de morts dues à l’utilisation d’appareils incapacitants ont en outre été signalées. Le 29 juin 2000, à la prison d’État de Wallens Ridge, en Virginie (États-Unis), des surveillants se sont servis à plusieurs reprises d’un pistolet paralysant de modèle Ultron II pour maîtriser Lawrence James Frazier, un prisonnier diabétique âgé de cinquante ans. Ce dernier se trouvait au moment des faits à l’infirmerie de l’établissement, où il avait été conduit à la suite, semble-t-il, d’une crise d’hypoglycémie. Lawrence James Frazier est mort cinq jours plus tard, le 4 juillet. Le 13 juillet, l’administration pénitentiaire de Virginie a déclaré que « l’étude médicale qu’elle avait demandée concernant ce décès avait permis de conclure que l’usage du pistolet paralysant n’était pas à l’origine de celui-ci. Le 26 juillet, le directeur de l’administration pénitentiaire de Virginie a envoyé à Amnesty International une lettre où il précisait que ses services n’avaient « aucunement l’intention de suspendre l’utilisation des armes à électrochocs. Leur innocuité a été constatée par les tribunaux à plusieurs occasions et il est prouvé que ces armes représentent des méthodes sans danger et humaines permettant de maîtriser un détenu qui constitue une menace pour lui-même ou pour les autres ».

On notera cependant que« l’étude médicale » en question a été réalisée par un unique médecin, qui n’a pas eu accès aux rapports médico-légaux et qui n’a pas examiné le corps du défunt. Son rapport n’a jamais été rendu public et l’administration pénitentiaire a reconnu par la suite que cette étude constituait davantage un exposé de la politique et de la procédure médicale en vigueur dans ses services qu’une véritable enquête sur les causes du décès de Lawrence James Frazier.

Le 31 juillet 1996, à la gare de Tembisa, à Johannesburg, en Afrique du Sud, 16 passagers sont morts et 80 autres ont été grièvement blessés à la suite d’un mouvement de panique. Une commission nommée par le gouvernement pour enquêter sur ce drame a remis au mois d’août suivant un rapport qui énonçait la conclusion suivante :
« La cause directe et tout à fait immédiate de la catastrophe survenue le 31 juillet 1996 à la gare de Tembisa réside dans l’utilisation inopportune et prolongée de matraques électriques par des agents de sécurité privés soucieux de canaliser la foule des voyageurs [...]de manière cruelle et inhumaine[...] Ces agents de sécurité privés se sont servis de matraques électriques pour assurer le maintien de l’ordre, alors que de tels instruments, de toute évidence, ne sont pas adaptés à un tel usage. »

La commission demandait que ces matraques soient interdites, tant que des études médicales fiables et indépendantes n’auraient pas confirmé que leur emploi ne constituait pas, pour les personnes visées, une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Le gouvernement sud-africain n’en continue pas moins, apparemment, d’autoriser l’usage et l’exportation d’armes à électrochocs.

Un matériel de mieux en mieux distribué

Les travaux sur la technologie des électrochocs incapacitants ont commencé pendant les années 1970. Dans les années 1980, Amnesty International n’a reçu que de rares informations faisant état de vente d’armes à électrochocs ou de cas de torture perpétrés grâce à de tels appareils. Les recherches récentes menées à l’occasion de la rédaction du présent rapport indiquent que la situation s’est progressivement détériorée depuis quelques années. Dans les années 1980, on répertoriait à l’échelle mondiale une trentaine d’entreprises produisant ou fournissant des appareils à électrochocs. En 2000, elles étaient plus de 130. De gros fabricants existent notamment aux États-Unis, en Chine, à Taiwan et en Corée du Sud.

L’emploi et la vente de ces armes, en Afrique du Sud, en Chine, aux États-Unis, en Israël, en Russie ou à Taiwan, font l’objet de peu de restrictions et celles qui existent, de toute manière, ne sont généralement pas respectées. C’est le cas, par exemple, en Chine, où des restrictions spécifiques limitent l’usage des armes et des moyens de contrainte, au nombre desquels figurent les matraques électriques. Or, depuis 1995, de très nombreux cas de torture infligée par la police à l’aide de telles matraques ont été signalés et plusieurs sites Internet chinois vantent fièrement les mérites de toute une gamme de matraques électriques.

En Europe, la réglementation est floue. Le dirigeant d’une entreprise française qui fabrique des pistolets incapacitants et des matraques à décharges électriques a déclaré, par exemple, que sa société avait vendu des produits à de nombreux pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Interrogé par un magazine consacré à la sécurité internationale sur des ventes à destination de la Belgique, de l’Italie et de l’Espagne, il a répondu : « Nous vendons à certains importateurs dans ces pays, mais ils ne savent pas vraiment s’ils ont ou non le droit de vendre ces produits […]

Nous_vendons_à_certains_importateurs_dans_ces_pays , Dans le doute, ils restent discrets et ne font pas de publicité.30 » En 1996, le chef de la police antiémeutes du Nicaragua a annoncé que le gouvernement français avait « fait don » aux 400 hommes de son unité de matraques et de boucliers incapacitants, ce qui a suscité un regain d’inquiétude concernant le rôle possible du pouvoir public français dans des exportations d’armes à électrochocs.

En Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, dans les pays scandinaves, en Suisse et au Royaume-Uni, les armes à électrochocs autres que les aiguillons à bétail sont assimilées, semble-t-il, à des armes prohibées, mais leur interdiction n’est pas toujours totale. En outre, la Commission européenne n’a pas publié les rapports relatifs à la sécurité d’emploi et aux résultats qui lui ont été communiqués par les fabricants d’armes à électrochocs. Elle n’a pas non plus donné la liste des entreprises ayant reçu l’homologation CE, qui garantit la sécurité de l’usager, mais pas celle de la victime.

La plupart des pays ne donnent pas de détails précis concernant les transferts ou les ventes à l’étranger d’armes à électrochocs. Ils n’exigent pas non plus que les courtiers ou les transporteurs déclarent officiellement leurs activités. Il n’est pas indispensable d’obtenir l’accord du gouvernement pour exporter de tels appareils, en particulier par l’intermédiaire de pays. Il en résulte que le commerce des armes à décharges électriques continue de prospérer sous le voile officieux du secret.
Les États-Unis sont les plus importants fournisseurs de matériel à électrochocs. Les chercheurs d’Amnesty International ont identifié 86 entreprises américaines ayant fabriqué, commercialisé, acheté ou vendu des appareils à électrochocs dans les années 1990. Par le passé, un certain nombre d’entreprises américaines ont obtenu du ministère du Commerce des États-Unis l’autorisation d’exporter de tels appareils vers des pays où des cas de torture à l’électricité avaient été signalés. La plupart des informations concernant les autorisations délivrées sont tenues secrètes, sous prétexte de. Les demandes formulées par Amnesty International en vertu de la loi sur la liberté d’information ont donné les résultats suivants : entre 1997 et 2000, le ministère du Commerce des États-Unis a autorisé l’exportation de pistolets incapacitants, de matraques électriques et d’appareils de visée optique à la Russie (4,17 millions de dollars US), à l’Arabie saoudite (3 millions de dollars US), à la Slovénie (2,16 millions de dollars US), à la Bulgarie (1,54 millions de dollars US), aux Émirats arabes unis (1,2 millions de dollars US) et à la Croatie (1,07 millions de dollars US).

À la suite des campagnes menées par Amnesty International et d’autres organisations non gouvernementales, le ministère du Commerce des États-Unis a modifié les dispositions de son code d’exportation portant sur les appareils à électrochocs. Les modifications apportées ont d’abord exclu de ce code les armes à feu, puis les dispositifs de visée optique, afin de permettre au grand public et au Congrès de contrôler plus facilement les données relatives aux exportations américaines de matériel à décharges électriques et, aspect plus important encore, de réglementer ces exportations. Une nouvelle catégorie de produits destinés à l’exportation, répertoriée sous le code ECC OA985, a été instaurée en septembre 2000. Elle recouvre : « Les armes à décharge (pistolets incapacitants, matraques à électrochocs, aiguillons électriques pour bétail, pistolets et projectiles immobilisants, par exemple), à l’exception des appareils destinés exclusivement au traitement ou à la sédation des animaux et des armes uniquement conçues à des fins de signalisation, localisation ou salut31... »
Par ailleurs, la suppression de l’exemption dont bénéficiaient jusqu’alors les États membres de l’OTAN a également renforcé les possibilités de surveillance et de réglementation du secteur. Cette clause permettait aux marchands d’envoyer librement en Europe occidentale ou en Turquie des armes à électrochocs qui étaient ensuite réexpédiées pour partie vers d’autres pays. Les exportations de matériel à électrochocs à partir des États-Unis sont désormais soumises à une autorisation préalable pour tous les pays, sauf le Canada.

Amnesty International se félicite des améliorations récentes apportées par le ministère du Commerce des États-Unis au contrôle des exportations de matériel de répression de la criminalité. L’organisation n’en reste pas moins préoccupée par le fait que les États-Unis autorisent l’exportation et l’utilisation d’appareils incapacitants à décharges électriques qui devraient être prohibés, comme la ceinture incapacitante télécommandée. Qui plus est, les États-Unis continuent d’autoriser l’exportation, l’emploi, la promotion et la conception d’autres types d’instruments incapacitants à décharges électriques, sans avoir procédé aux études rigoureuses et indépendantes nécessaires concernant leurs effets. Amnesty International reste également préoccupée par l’existence de lacunes dans la législation, qui permettent aux marchands américains d’effectuer des transferts de ce type d’équipement à l’étranger (voir plus loin).

En 1985, les chercheurs d’Amnesty International ont pu établir que la police taiwanaise avait acheté des matraques électriques à la Corée du Sud. Depuis, Taiwan s’est imposé comme l’un des principaux producteurs et exportateurs d’armes à électrochocs. Une entreprise taiwanaise aurait ouvert des unités de production en Chine continentale. En 1995, le directeur général de l’entreprise écossaise ICL Technical Plastics a reconnu avoir vendu des matraques électriques à la Chine en 1990, expliquant que « les Chinois voulaient les copier ». Les usines chinoises produisent et exportent aujourd’hui ces armes en masse. Les informations disponibles indiquent que les entreprises chinoises fabriquent à présent une gamme étendue d’armes à électrochocs, qu’elles exportent vers un nombre croissant de pays. Des entreprises chinoises auraient notamment exporté des armes à électrochocs vers le Cambodge32, l’Indonésie33et la Corée du Nord, autant de pays où la torture à l’électricité a été signalée.
On a appris en janvier 1998 que, à la suite d’une visite en Chine, la police nord-coréenne aurait commandé plusieurs milliers de matraques électriques, des lance-grenades lacrymogènes et des boucliers antiémeutes. Selon la Far Eastern Review(8 janvier 1998, p. 12), « une délégation conduite par le général Mun Sang Kil, directeur des services logistiques du ministère nord-coréen de la Sûreté publique, s’est rendue à Tianjin, dans le nord de la Chine, au début du mois de novembre. Cette ville abrite trois grandes usines fabriquant du matériel pour la police, dénoncées par les organisations internationales de défense des droits humains, qui estiment qu’elles produisent des instruments de torture. »
On a appris en janvier 1997 que la police de Phnom Penh (Cambodge) avait recours à des matraques envoyant de fortes décharges électriques pour réprimer les troubles de la tranquillité publique et pour interroger les suspects. Thun Saray, président d’une organisation cambodgienne de défense des droits humains, l’ADHOC, aurait déclaré à ce propos : « Des matraques de fabrication chinoise sont utilisées pour extorquer des aveux aux suspects placés en garde à vue et pouvoir ainsi les inculper34 »

Thun Saray demandait que ces matraques ne soient plus utilisées par la police, le temps que le ministère de la Santé conduise une étude sur les dangers que ces instruments pouvaient faire courir à ceux sur qui ils étaient utilisés. Les employés de l’usine de prêt-à-porter Tack Fat, située à Meanchey, un quartier de la capitale, ont également déclaré que la police avait fait usage de matraques électriques lors de conflits sociaux et que plusieurs personnes avaient été blessées au cours de ces affrontements. Un membre de la force d’intervention policière de la ville a reconnu que ces matraques constituaient des armes puissantes et pouvaient même entraîner, par simple contact, une perte de connaissance.

En Europe de l’Ouest, c’est en Allemagne et en France que sont implantés le plus grand nombre de fournisseurs connus de matériel incapacitant à électrochocs ; il en existe également en Pologne. L’Allemagne et la France disposent l’une comme l’autre d’unités de production au niveau national. Ces deux pays autorisent la promotion et la vente de ce type d’appareils. Le gouvernement allemand n’autorise toutefois pas l’usage de telles armes dans les prisons allemandes ni leur emploi par la police allemande. Les gouvernements de ces deux derniers pays ne publient pas de statistiques officielles concernant l’exportation de ces produits.

La mondialisation des marchés a ouvert de nouvelles perspectives aux marchands peu scrupuleux, qui peuvent désormais se dérober au contrôle des exportations à l’échelon national. Selon une enquête indépendante menée sur les activités des entreprises américaines impliquées dans le commerce transfrontalier non autorisé d’armes à électrochocs, les faiblesses des contrôles au niveau international permettent à des sociétés américaines et à leurs partenaires à l’étranger de pratiquer la méthode du « drop shipping », ou expédition à vue. Ce procédé consiste, pour une entreprise américaine qui se voit empêchée d’exporter des armes à électrochocs vers un pays donné, à payer un producteur dans un pays tiers, où la réglementation en matière d’exportation est laxiste ou inexistante, pour que celui-ci expédie des armes de sa fabrication munies d’une étiquette américaine. L’entreprise facture la marchandise à son client à un tarif majoré et empoche la différence. Les entreprises parviennent ainsi à se soustraire aux contrôles américains sur les exportations et à expédier des armes à électrochocs dans des pays où celles-ci risquent d’être utilisées pour torturer ou maltraiter.

L’entreprise américaine S&J Products, spécialisée dans la fourniture de pistolets incapacitants et d’autres produits destinés aux forces de sécurité, a été traduite en justice en décembre 1997 pour avoir exporté « sciemment et délibérément » des pistolets incapacitants et des aérosols irritants vers le Guatémala, l’Indonésie, le Mexique, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les Philippines, sans avoir obtenu les licences d’exportation nécessaires. Cette entreprise avait déjà essayé d’exporter des pistolets incapacitants vers la Russie. L’enquête avait révélé que S&J Products envoyait aux entreprises étrangères chargées de fournir les armes à électrochocs des factures pro forma décrivant avec exactitude ses produits, au moyen de formules telles que: « pistolet incapacitant Curved 300000 volts ». Toutefois, au moment où les armes étaient effectivement exportées, la documentation fournie donnait une description beaucoup plus fantaisiste : « stylos à plume, porte-clefs, appareil sonore pour enfant, unité de tension électrique''.

Les lacunes de la réglementation

Autre sujet d’inquiétude : le courtage en matériel à décharges électriques et assimilé, effectué hors du pays du marchand d’armes. Il est aujourd’hui parfaitement légal, dans de nombreux pays, de se livrer au commerce de matériel à décharges électriques et assimilé, dès lors que les marchandises ne touchent pas le sol du pays dont le marchand est ressortissant.
C’est ainsi que l’entreprise britannique Security & Defence Marketing Services (SDMS) a reconnu en 1996 avoir, personnellement ou par le biais d’un partenaire sud-africain, conclu un certain nombre de contrats portant sur la fourniture d’appareils à électrochocs à des pays tels que l’Angola, Chypre, l’Indonésie, la Libye, le Myanmar, le Nigeria ou le Pérou – autant de pays où la torture à l’électricité a déjà été dénoncée. La police métropolitaine de Londres a mené une enquête de dix-huit mois sur les activités de SDMS, après que le directeur général de cette société eut reconnu avoir vendu 200 matraques électriques à la police de Chypre. Selon les informations dont nous disposons, la police chypriote a eu recours à des méthodes particulièrement brutales de torture à l’électricité au début des années 1990. Lorsque le Crown Prosecution Service(parquet) a décidé de ne pas engager de poursuites à l’encontre de SDMS, un policier britannique a fait ce commentaire : « Cette décision [de ne pas engager de poursuites] signifie que n’importe quelle société ou n’importe quel individu peut désormais se livrer en toute impunité au commerce de ces armes, dès l’instant où elles ne passent pas par la Grande-Bretagne.

En 1998, à la suite de nouvelles pressions exercées par Amnesty International, le gouvernement du Royaume-Uni a publié un Livre blanc sur le contrôle des exportations de produits stratégiques. Ce document comportait un certain nombre de propositions visant à interdire le trafic et la fourniture de matériel de torture. Amnesty International s’est félicitée de ces propositions, mais elle attend toujours leur application. Plus de deux ans après la sortie du Livre blanc, aucune loi n’a été adoptée pour interdire le commerce de ce type d’équipement et les trafiquants continuent de bénéficier des mêmes échappatoires.

Plusieurs propositions présentées au cours de l’année 1999, cette fois par le gouvernement allemand, avec pour objectif de contrôler les activités des agents commerciaux et courtiers en armes dans toute l’Union européenne, sont actuellement à l’étude38. Mais là encore, aucun texte législatif n’a pour l’instant été adopté et les marchands et courtiers continuent d’avoir toute latitude pour agir à leur guise.

S’il est urgent de mettre en place des lois au niveau national, il faut bien comprendre que le commerce de matériel électrifié permettant de pratiquer la torture est un problème international, qui appelle une solution internationale. L’expérience vécue par Pius Lustrilang en est la démonstration éclatante.
« Il s’est ensuite assis devant moi et a dit : “Bon, commençons. Apportez le matériel.” Puis il s’est adressé à moi et m’a dit : “Pius, je suis du genre à aller droit au but. Ici, la loi n’existe pas ; les droits humains non plus. Tu dois répondre à nos questions. Ici, il y a ceux qui meurent et ceux qui vivent. Ceux qui meurent, on retrouve leurs ossements plus tard.” »

Pius Lustrilang est un militant étudiant, partisan de l’instauration de la démocratie en Indonésie. Il a été enlevé le 4 février 1998, devant les portes de l’hôpital central de Djakarta. Il a ensuite pendant deux mois. Durant toute cette période, il a été torturé et maltraité par des agents des services de sécurité indonésiens. Le jeune homme a été torturé à plusieurs reprises à l’électricité. Il a été battu et roué de coups de pied. Il a également été placé dans une baignoire pleine et ses tortionnaires lui ont maintenu la tête sous l’eau à de multiples reprises.

« Sur le moment, j’ai cru que je n’en sortirais jamais vivant. J’étais entre les mains de professionnels. Tous leurs gestes étaient parfaitement au point [...] Le jour de ma libération, le 3 avril, au matin, l’un des policiers m’a dit qu’il sortait de l’Akademi Angkatan Bersenjata Republik Indonesia (AKABRI, École des forces armées de la République d’Indonésie). C’est lui qui m’a administré une dernière dose d’électricité, juste avant ma libération. “En souvenir”, m’a-t-il dit. »
Après que des pressions eurent été exercées par l’opinion publique, tant en Indonésie qu’à l’étranger, une enquête a été ouverte sur l’enlèvement de Pius Lustrilang et de plusieurs autres militants favorables à la démocratie. Au mois de juillet 1998, 11 membres du Komando Pasukan Khusus (KOPASSUS, commandement des forces spéciales) ont été arrêtés et inculpés pour leur participation à ces enlèvements. Le général Wiranto, chef des forces armées indonésiennes, aurait déclaré que les hommes du KOPASSUS arrêtés avaient agi sur ordre. Ils étaient chargés, selon lui, de traquer les organisations qui cherchaient à saper l’autorité du gouvernement et avaient eu le tort de commettre des « erreurs de procédures »dans l’accomplissement de leur mission. En avril 1999, les militaires inculpés ont été reconnus coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement. Le général Prabowo Subianto, ancien commandant du KOPASSUS, a été limogé en raison de son rôle dans cette affaire, pour avoir « mal interprété »un ordre militaire.

Les responsabilités et les complicités concernant les actes de torture subis par Pius Lustrilang s’étendent cependant bien au-delà de ce groupe de 11 agents du KOPASSUS. Tous ceux qui les ont soutenus, en Indonésie et à l’étranger, sont également responsables, et notamment les personnes, les entreprises et les gouvernements qui ont fourni aux bourreaux les instruments nécessaires et qui leur ont appris à s’en servir.

Des journalistes et des chercheurs spécialisés dans les droits humains ont découvert que des entreprises situées en Chine, aux États-Unis et en Afrique du Sud avaient fourni des armes à électrochocs à l’Indonésie. Dans les années 1990, plusieurs gouvernements – dont ceux de l’Allemagne, de l’Australie, de la Belgique, de la Chine, des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni – ont autorisé la vente aux forces de sécurité indonésiennes d’armes et d’équipement militaires, de sécurité et de police. Il semblerait également que les États-Unis et le Royaume-Uni aient assuré la formation de membres des forces armées indonésiennes, et en particulier de membres du KOPASSUS. Ainsi, depuis 1991, des membres des Forces spéciales des États-Unis auraient effectué 41 exercices d’entraînement en compagnie de militaires indonésiens. Au moins 26 de ces exercices auraient été organisés pour des hommes du KOPASSUS.

S’il est impossible d’affirmer que des appareils ou un savoir-faire fournis par des pays étrangers ont été utilisés pendant les deux mois de torture infligés en 1998 à Pius Lustrilang, il ne fait aucun doute que l’insuffisance des contrôles internationaux en matière de transferts d’équipement et de compétences à destination de l’armée et des forces de sécurité d’Indonésie a contribué à de graves violations des droits humains dans ce pays.

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