Quand les enquêtes publiques du coroner cristallisent l’injustice

Des dizaines de milliers de dollars seront dépensés par l’État pour éponger les frais juridiques des policiers impliqués dans les décès de Koray Kevin Celik et de Riley Fairholm, deux dossiers qui feront l’objet d’enquêtes publiques du coroner dans les prochains mois. Mais si rien n’est fait pour changer la réglementation actuelle, les familles des victimes devront, elles, payer de leurs poches leur représentation juridique.

Un déséquilibre que dénonce avec vigueur la Ligue des droits et libertés, appuyée par 60 organisations de la société civile, et que pourfendent à haute voix les familles de ces deux jeunes hommes.

« Considérant que c’est un agent de l’État qui a tué un de leurs proches lors d’une intervention policière, c’est à l’État que revient l’obligation de payer les frais de représentation juridique des familles » lors des enquêtes publiques du coroner, fait valoir Lynda Khelil, qui pilote le dossier à la Ligue des droits et libertés. D’autant plus que c’est « souvent par le biais des avocats des familles que des questions sont posées pour vraiment faire la lumière sur l’événement », ajoute-t-elle.

Les enquêtes publiques permettent au coroner d’établir les causes et les circonstances d’un décès et de formuler des recommandations, sans chercher à mettre en cause une responsabilité criminelle ou civile.

En vertu de dispositions comprises dans les conventions collectives des corps de police du Québec, les frais de représentation juridique des policiers sont pris en charge par leur employeur.

La disposition qui permettrait un traitement équivalent pour les familles endeuillées est inscrite depuis 2013 dans la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès. Mais pour que cette modification entre en vigueur, un règlement doit être adopté, ce qui n’a jamais été fait.

La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, qui est responsable du dossier, a refusé notre demande d’entrevue. Mais son directeur des communications, Alexandre Lahaie, a assuré au Devoir que la ministre est « sensible » aux préoccupations soulevées par les familles.

« Le changement réglementaire est en [élaboration]. Mais il y a eu des retards en raison de la COVID, mentionne M. Lahaie. On a dit qu’on le ferait et on a toujours l’intention d’aller de l’avant. »

Le temps joue toutefois contre les familles de Koray Kevin Celik et de Riley Fairholm, dont les enquêtes publiques du coroner débuteront d’ici la fin 2021. Et la situation est encore pire pour la famille de Pierre Coriolan, mort sous les balles policières le 27 juin 2017 : le dernier volet de l’enquête publique du coroner sur le décès de l’homme de 58 ans se tiendra à compter du 23 août.

Jusqu’à présent, la Ville de Montréal a déboursé plus de 248 000 $ pour la représentation juridique des six policiers impliqués dans l’affaire, peut-on lire dans une demande d’accès à l’information soumise par la Ligue des droits et libertés et dont Le Devoir a obtenu copie.

Ce montant ne comprend toutefois pas les honoraires versés aux avocats de la Ville qui ont travaillé sur le dossier en interne ni ceux payés aux avocats du ministère de la Sécurité publique, à ceux de la Fraternité des policiers de Montréal et à ceux du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). En tout, 10 avocats représentent des policiers ou des institutions publiques dans ce dossier.

Pour sa part, la famille de Pierre Coriolan a réussi à obtenir à deux reprises un montant discrétionnaire de 5000 $ après avoir effectué des démarches auprès de la ministre Guilbault.

Représentées à leurs frais

Les familles de Riley Fairholm et de Koray Kevin Celik ont toutes deux embauché à leurs frais un avocat pour les représenter lors des enquêtes publiques du coroner.

« C’est très important d’être représenté puisque les policiers le sont, et pas juste un peu, souligne Tracy Wing, la mère de Riley Fairholm. Moi, je ne sais pas comment poser correctement des questions [dans ce cadre-là], et leurs avocats sont là pour s’opposer. »

Le 25 juillet 2018, à Lac-Brome, l’adolescent de 17 ans, en détresse et armé d’un pistolet au CO2, a été atteint mortellement par un policier de la Sûreté du Québec. À la suite de l’enquête menée par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), le DPCP a décidé de ne pas déposer d’accusations contre l’agent qui a fait feu.

Une décision qui hérisse Tracy Wing. « Je ne pense pas que mon fils était une menace. Il était dans un endroit désaffecté, il n’y avait personne autour. Les policiers n’ont pas tenté de discuter avec lui. Après 61 secondes, le policier a tiré pour le tuer. » La dame prévoit de payer plusieurs milliers de dollars en frais d’avocat pour se faire représenter adéquatement lors de l’enquête publique du coroner, une situation qu’elle juge inéquitable. « Mais c’est ma seule occasion d’avoir une lumière juste sur ce qui s’est passé. Les roues de la justice sont carrées, ici au Québec, quand la police est impliquée. »

Le père de Koray Kevin Celik, Cesur Celik, va lui aussi éponger la facture. « Même si je dois vendre tout ce que je possède, je le ferai. Je veux obtenir justice pour mon fils, laisse-t-il tomber avec émotion. Mais combien de familles ont cette assise financière pour faire face seules aux institutions gouvernementales ? »

Koray Kevin Celik, 28 ans, est décédé le 6 mars 2017 lors d’une intervention policière dans la résidence de ses parents, à L’Île-Bizard, dans l’ouest de Montréal. Le jeune homme en crise s’était calmé avant l’arrivée des policiers, clament ses parents. Le BEI a toutefois conclu qu’il avait été agressif à l’endroit des quatre policiers impliqués dans l’intervention ; aucune accusation n’a été portée.

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