Francis Dupuis-Déri : 1er mai, on fête la matraque !

Le 1er mai dernier, c’est dans l’indifférence généralisée que la police de Montréal a empêché la tenue d’une manifestation pour la fête annuelle des travailleurs et des travailleuses organisée par la Convergence des luttes anticapitalites (CLAC). La police n’y est pas allée de main morte : souricière (encerclant même un bébé !), arrestations de militants connus, matraquage, menaces… Afin d’y voir plus clair, nous avons fait appel à l’autorité d’un… anarchiste : le professeur Francis Dupuis-Déri.

Dupuis-Déri est enseignant en science politique et à l’Institut de recherche et d’études féministes (IREF) de l’UQAM. Spécialiste des mouvements sociaux, il s’intéresse également à la philosophie politique et à la répression policière. (Et c’est sans oublier qu’il a l’ingrate tâche de diriger notre thèse de doctorat…)

Nous lui avons posé quelques questions à propos de la répression qui sévit présentement au Québec… Questions auxquelles il a généreusement répondu. A un point tel que nous allons devoir publier ses réponses en deux textes séparés. Dans cette première partie, Francis nous parle de la couverture médiatique des événements, des nouvelles tactiques employées par les manifestantes et les manifestants et de la controversée pratique des arrestations de masse.

Marc-André Cyr : D’abord, sur l’épineuse question des médias. On a toujours cette impression, et tu as d’ailleurs documenté ce fait dans nombre de tes recherches, que la couverture de presse favorise systématiquement la version policière. Tu étais sur les lieux de la manifestation du 1er mai, que penses-tu de la couverture médiatique des événements ?

FDD. Si on consulte les textes parus sur les sites Web de La Presse et du Devoir, on a la confirmation, une fois de plus, que les médias privés s’intéressent beaucoup aux manifestations illégales et quelque peu turbulentes, et presque pas du tout aux manifestations paisibles. Ce 1er mai à Montréal, il y avait une manifestation légale des syndicats et une manifestation illégale de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC). La première manifestation comptait plusieurs milliers de personnes, la deuxième à peine quelques centaines. La Presse et Le Devoir n’ont consacré que quelques lignes à la manif syndicale dans des textes de plusieurs paragraphes presqu’entièrement consacrés à relater le jeu du chat et de la souris auquel se livraient la CLAC et les policiers. Bref, même si son message ne passe pas, c’est presque uniquement de la CLAC dont parlent les médias. On le sait depuis longtemps (et les études en sociologie des médias le confirment) : les manifestations calmes et paisibles sont souvent ignorées par les médias, ou ne se mérite qu’une photo accompagnée de quelques mots qui présentent l’événement comme «bon enfant».

Mais dès que ça se passe «ailleurs», nos médias sont déjà plus sympathiques aux manifestations. Le même 1er mai, le site Web de La Presse proposait un article qui présentait un survol des principales mobilisations dans le monde, rappelant d’entrée de jeu que « la “journée internationale des travailleurs” commémore chaque 1er mai les luttes ouvrières apparues à la fin du 19e siècle aux États-Unis », puis précisant que «les manifestations ont souvent pris un tour politique» « [e]n Europe, où la reprise économique reste timide quatre ans après la crise de la dette», ajoutant que l’Espagne est un «pays miné par un chômage record », et ainsi de suite, jusqu’au Guatemala où «quelque 10 000 ouvriers ont défilé pour réclamer des hausses de salaire. » En comparaison, tu ne le sauras rien en lisant l’article de La Presse des raisons poussant les syndicats ou la CLAC à manifester à Montréal, le 1er mai…

MAC : Afin d’éviter une nouvelle souricière, comme ce fut le cas par exemple lors de la dernière « manifestation » du COBP ‒ qui n’a en fait jamais eut lieu ‒ la CLAC a tenté d’innover et de déjouer les forces de l’ordre. Tu peux nous en dire plus ?

FDD : Les journalistes ont au moins insisté sur la nouvelle tactique de la CLAC, qui consistait à proposer plusieurs points de rencontre pour reformer la manifestation, si celle-ci était attaquée par la police dès le début. C’est exactement ce qui est arrivé, d’où le jeu du chat et de la souris pendant quelques heures, un nombre moins important d’arrestations que l’année dernière, et une certaine confusion de la police, prise dans la circulation de l’heure de pointe

Les activistes et les universitaires qui étudient les mouvements sociaux savent bien que les forces en présence s’adaptent, changent les règles du jeu et les normes d’engagement, et c’est peut-être ce qui va survenir à Montréal. Suite au Printemps de la matraque en 2012, la police de Montréal est bien heureuse de pouvoir jouer avec la nouvelle mouture du règlement P6, qu’elle interprète de manière dogmatique pour justifier des arrestations de masse avant même le début des manifs. La répression policière s’est radicalisée, et les activistes n’ont pas trop su comment s’adapter en 2013, mais voici qu’on essaie quelque chose, avec un certain succès.

Cela rappelle la belle imagination du mouvement altermondialiste, qui inventait ou réinterprétait d’anciens types d’actions collectives.

Le 30 novembre 1999 à Seattle, par exemple, quand il y a eu les fameuses mobilisations altermondialistes contre le Sommet de l’Organisation mondiale du commerce, il y a eu une grande marche syndicale bien encadrée par le service d’ordre, mais on a aussi vu deux types d’innovation ou d’adaptation du côté des activistes qui voulaient transgresser les règles du jeu et réellement perturber l’ordre des choses. Premièrement, les activistes du Direct Action Network (DAN) ont eu recours à des tactiques de blocage pour retarder l’ouverture du Sommet. Adeptes de la désobéissance civile non violente, des groupes d’affinité se sont formés et ont bloqué plus d’une douzaine d’intersections, avec des marionnettes géantes, des fanfares, des corps enchainés les uns aux autres. Il a fallu des heures à la police pour dégager le blocage et elle y a passé toutes ses grenades lacrymogènes et ses bombonnes de poivre de Cayenne, si bien qu’elle a du être ravitaillé d’urgence par des corps policiers des environs. La répression a été très brutale contre les adeptes de la non-violence. C’est à ce moment-là qu’est entré en scène un Black Bloc d’environ 200 personnes, à plusieurs kilomètres du Centre des congrès. Ces activistes avaient pris la décision de ne pas s’approcher du Centre, pour cibler plutôt des vitrines de succursales de firmes internationales (Nike, Gap, McDonald, Starbuck, etc.) dans un autre quartier. Ce choix tactique découlait d’expériences malheureuses avec la police de la cote Ouest qui avait réagit brutalement dans les années 1990 aux actions de désobéissance civile des écologistes qui bloquaient des chantiers ou s’enchainaient aux arbres. La police leur avait fait gouter au poivre de Cayenne, aux coups de matraque et aux arrestations. Un Black Bloc mobile et agissant loin de la manifestation principale qui attirait toute l’attention de la police, voilà qui semblait une bonne idée ! Résultat : le Black Bloc a pu mener ses frappes et se disperser sans être inquiété par la police de Seattle.

Autre exemple d’adaptation : le Sommet du G8 en Écosse en 2005. Cet événement se tenait dans un château isolé au milieu d’un champ entouré de grande clôture. Les altermondialistes avaient installé un campement militant autogéré, mais savaient bien qu’en sortir pour manifester serait voué à l’échec. Il a été proposé de former un Black Bloc qui se lancerait dans une «Marche suicide», soit tenter de sortir du campement pour attirer les forces de police. Il s’agissait d’une diversion pour permettre à des dizaines de groupes d’affinité d’activistes déguisés en clowns, qui avaient passé la nuit dans les bois, de sortir les uns après les autres pour bloquer les autoroutes qu’empruntait le personnel du Sommet pour se rendre au château. Quand la police essayait tant bien que mal de bousculer un groupe de clowns pour libérer la voie, voilà qu’un autre groupe sortait des bois quelques centaines de mètres plus loin et bloquait à son tour l’autoroute.

Bref, on voit bien que les réseaux militants sont capables de s’adapter même à des déploiements policiers très importants, et à réussir tout de même à perturber l’ordre des choses. La police est bien naïve si elle pense qu’il s’agit d’être plus répressif pour casser un mouvement : cela peut évidemment fonctionner, mais pas toujours. Parfois, au contraire, empêcher les citoyennes et citoyens de prendre la rue a surtout pour effet de les radicaliser, voire de les pousser dans les actions clandestines de sabotage, comme cela s’est produit en Italie au début des années 1970. La journaliste de «La Presse», Caroline Touzin, avait rapporté qu’avant et après le 15 mars 2009, de mystérieux groupes anarchistes avaient «revendiqué un acte de vandalisme», soit six véhicules de la police incendiés. (Caroline Touzin, «Hochelaga-Maisonneuve : Un autre acte de vndalisme, un autre groupe anarchiste», La Presse, 19 mars 2009, p. A10).

La police de Montréal est bien fière de sa nouvelle puissance de frappe ; en fait, elle joue avec le feu.

MAC Les arrestations de masse effectuées par le SPVM sont condamnées par l’ONU depuis 2005, elles ont pourtant connu un sommet sans précédent pendant la grève étudiante et elles se poursuivent de plus belle. Comment expliquer que cette pratique prenne encore de l’ampleur année après année ? Comme si c’était la seule réponse possible que l’État a à offrir à la contestation.

FDD : Je commence à me lasser un peu de répéter toujours la même chose, mais cette situation est un véritable scandale politique, et peut-être qu’un jour, des historiennes ou des historiens rappelleront que Marc Parent a été le chef de police le plus répressif de l’histoire de la ville de Montréal, et cela dans l’indifférence générale de l’élite politique provinciale et municipale. Il est tout de même renversant qu’en 2013, alors qu’il n’y avait aucun grand mouvement de contestation, il y a eu plus de 1 500 arrestations à Montréal (soit 75% du nombre total des arrestations à Montréal pendant le Printemps de la matraque, en 2012), et qu’il n’y a pas eu un seul éditorial consacré à cette problématique dans les quotidiens montréalais. Pas un. Zéro.

Pendant ce temps, on se laissait piéger par le faux débat sur le Charte de la laïcité et les fameuses musulmanes voilées, présentées comme autant de menaces pour la civilisation, et l’élite politique de tous horizons répétait qu’il était important que les policiers ne portent pas de signe religieux ostentatoire pour préserver l’apparence de neutralité. À mourir de rire ! En 10 ou 15 ans, j’ai bien vu des milliers de policiers réprimer et brutaliser des citoyennes et citoyens qui voulaient manifester. Qu’on se rassure : aucun de ces policiers ne portait de signe religieux, mais ils n’étaient pas neutres pour autant ! Si l’élite politique se préoccupait réellement de l’apparence de neutralité de la police, il y a longtemps qu’elle aurait dénoncé la répression et le profilage politiques, et qu’elle aurait rappelé ses chiens à la niche.

Mais la police à Montréal sait qu’elle est toute puissante, qu’elle est aimée des médias qui boivent ses paroles, des politiques qui vantent son «professionnalisme», de l’«opinion publique» qui pense qu’elle est là pour servir et protéger, de la Chambre de commerce qui adore quand elle s’adonne au nettoyage. La police fait donc ce qui lui plait, surtout contre ce qui lui déplait. Une manifestation contre la brutalité policière ? Ça lui déplait ! Alors, on arrête tout le monde avant le départ de la manif. Une manif anticapitaliste ? Ça lui déplait ! Alors, on arrête tout le monde avant le départ de la manif.

Ça n’a rien à voir avec la légalité ou l’illégalité de la manif. Encore cette année, il y a eu un rassemblement pour la légalisation de la marijuana où on fumait sous le nez des policiers. Aucune arrestation. Il y a eu des manifestations pour lesquelles les policiers ne connaissaient pas les trajets, et qui ont été tolérées. Il y a régulièrement des occupations de bureaux de ministres, par des groupes communautaires. Aucune arrestation. Et c’est très bien. La police doit se montrer tolérante, car la manifestation fait aujourd’hui partie des us et coutumes des sociétés libérales (ça n’a pas toujours été le cas).

*

Nous publierons la suite de cet entretien dans quelques jours… Francis Dupuis-Déri nous parlera alors de la Loi P-6 et du règlement 500.1, des arguments en faveur de la non-divulgation du parcours aux forces de l’ordre et du nouvel arsenal de contrôle et de répression entre les mains de la police.

À suivre…

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