Détruire un corps noir

La critique de Beauvoir Papineau

« Quel que soit le nom qu’on donne à ce système, il n’a eu qu’un résultat : notre infirmité face aux forces criminelles à l’œuvre dans ce monde. Que l’agent soit blanc ou noir n’a aucune importance – ce qui en a, en revanche, c’est notre condition ; c’est le système qui fait de ton corps [noir] un objet destructible. »
- Ta-Nehisi Coates

C’est quasiment un silence radio, ou une indifférence, ou une insensibilité. Presque rien dans les journaux, sinon de fugaces articles ici et là qui nous recrachent une information écrite d’une plume robotique et hachurée. Homme noir. Vendeur de drogue. Mort hier. D’une balle de plastique en pleine tête. À Montréal Nord. Parce qu’il voulut s’enfuir de la police.

Une écriture glaciale, mécanique, insupportable.

C’eût été un jeune étudiant qu’une bonne partie du Québec aurait déjà explosé d’indignation. Mais c’est seulement un corps noir, vendeur de drogue au demeurant, qui vagabondait dans l’un des pires quartiers de la ville. Et donc, on se la boucle jusqu’à enterrer notre indignation de peur de prendre le parti de la drogue et de ses ravages.

Un instant, et sans doute par une intention de gestion de crise morbide, les policiers ont laissé croire à une histoire de crack. Cette vie, celle qui s’est éteinte en prenant ses jambes à son cou, n’avait de valeur, nous disait-on, qu’en fonction de sa culpabilité, celle de vendre du crack dans le ghetto. Cette vie, comme tant d’autres avant elle, à Baltimore, à Chicago ou à Detroit, n’était bonne qu’à la réclusion ou à la mort. Une vie à immobiliser, à effacer de la circulation, death or alive. Une vie dans un corps noire, une vie de trop.

Mais voilà que La Presse, depuis hier, n’évoque plus d’histoire de crack. Ce ne serait plus qu’une histoire de marijuana. Une histoire que tous les white folks connaissent. Dans chaque école, dans chaque quartier, dans chaque village, on la connaît cette histoire. On la connaît par cœur. Un revendeur trafique de la drogue douce et empoche au détour quelques profits souvent misérables. Et pourtant, dans chaque école, dans chaque quartier, dans chaque village, cette histoire ne connaît pas le même dénouement. À la fin il n’y a pas mort d’homme. Il n’y a même pas incarcération. Il y a seulement quelques petites tapes sur les doigts.

Et c’est là, dans ce double régime de répression policière, que les structures les plus invisibles du racisme se révèlent. On n’a pas assassiné Jean-Pierre Bony car il était un revendeur quelconque fuyant son arrestation. Non, on l’a assassiné car il était un corps noir dans le ghetto. On l’a assassiné, car le corps noir est toujours un corps en danger, un corps doublement surveillé, un corps que l’on abat à la moindre désobéissance : un corps destructible.

Assassiner un corps noir qui s’enfuit, ce n’est pas la moindre des traditions. Ce n’est pas sans rappeler les vieux réflexes des policiers les plus racistes aux Etats-Unis, ou les vieux enseignements élémentaires de l’esclavagisme. Détruire un corps noir avant qu’il ne s’échappe, ce n’est rien. Presque personne n’en parle ou ne s’en indigne. C’est quasiment un silence radio, ou une indifférence, ou une insensibilité. À vrai dire, c’est d'une grande banalité jusqu’au jour où le tonnerre de la révolte hurle aux oreilles sourdes le silence ordinaire du racisme. Ferguson et Baltimore n’ont jamais été rien d’autres que l'éloquente preuve de cette affirmation.

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Corp policier (SPVM, SQ, GRC, agent de la STM, etc): 

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